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Le gestionnaire des clés

AL un, BBK deux, DVA dix, KD vingt : Roland compte. ELECT cinq, MD quinze, CY deux : Roland recompte. Au total cinq cent quatre-vingt cylindres, boutons, demi-cylindres, double entrée et soixante repères. Soit deux mille spécimens au prix de quarante-cinq euros l’unité, Roland est à la tête d’un beau petit pactole. Roland ferme son fichier access. Fichet, Bricard son monde se décline en deux gammes. Rien ne le prédestinait à être le maître des grooms, silex, portes anti panique et serrures en tous genres. Initialement monteur lunetier, il a du recommencer et suivre des stages de reconversion professionnelle à la suite de problèmes de santé. Mais ses huit années de souffrance physique, ses deux ans de chômage ne lui ont pas fait perdre ses yeux rieurs. Il garde en toutes circonstances un sourire amical, le sens du service clients. Roland est serviable, il n’y peut rien c’est plus fort que lui. Son précédent employeur qui le houspillait tant pour des histoires de chiffres d’affaires non atteint n’en reviendrait pas de voir Roland, aujourd’hui, à la tête de plusieurs brigades de serruriers. Certains penseront sûrement que ce travail n’est pas prestigieux, bien au contraire ! Roland commande aux hommes qui ont beaucoup de pouvoir : celui d’ouvrir tous les sésames, portes et codes secrets, temples sacrés ou cavernes d’Ali Baba. Qui sait ce que l’on peut trouver derrière une serrure !

 « Bonjour Madame Gomez, je suis le gestionnaire des clés, je viens vérifier le code repère qui se trouve sur votre clé. » Roland exerce un métier plein de poésie. Face à la course à la technologie et aux espaces illimités, les salariés du site peuvent être rassurés de se savoir protégés, et leurs petites affaires aussi, par un homme dévoué. Au-delà de son stock complet sur lequel il veille avec rigueur, il garde jalousement un exemplaire de chaque clé. Il ne distribue que les doubles ou triples. Les pièces originales sont répertoriées méthodiquement et rassemblées en une collection unique digne des grands amateurs d’art. Ses clés : il les bichonne, il en prend soin amoureusement. Chaque clé est placée dans une enveloppe, chaque enveloppe est triée par bâtiment dans des boites rouges alignées, étiquetées. Les pièces les plus rares de sa collection sont les passes. Ces derniers sont conservés à l’abri des regards indiscrets, bien au chaud dans un coffre-fort. Leur sortie nécessite la signature d’une personne haut placée, un chef de département par exemple, avec la contre signature du directeur du site.

A côté de ses boites à clés se trouvent de nouvelles boites cette fois-ci bleues, sa couleur fétiche. Elles contiennent des pièces de rechange au besoin pour ranimer une vieille serrure. Des ressorts, visseries, corps vierges et mentorés se côtoient par courtoisie sans se mélanger. Son bureau ressemble à un bel empilage de boites avec au total douze rangées de deux mètres quarante chacune. Son rêve : obtenir de sa direction des « électroclass » et supprimer définitivement ces vieilles armoires archaïques qui ne sont pas dignes de ses trésors. Sécurité maximale oblige : des codes secrets gardent DEX, DAP et tous les autres. Roland est au cœur des secrets de tous les bâtiments du site ; il peut faire obéir tous les digicodes même les plus rebelles.

Une porte en souffrance, une serrure mal réveillée, Roland intervient sur tous types de dépannage. En fonction de la situation, il est force de proposition. Remise à neuf impérative, changement de pièces mécaniques, changement de tactiques, le gestionnaire des clés observe, analyse, tranche et dirige. C’est en ces circonstances précises qu’il peut solliciter ses équipes d’experts : un simple courriel ou coup de téléphone et l’action est déclenchée pour une efficacité éprouvée. Le pire cauchemar du gestionnaire des clés c’est de perdre de vue l’une d’entre elles. Tel un pâtre au service de ses brebis, il appelle, hèle, interpelle, crie au loup pour que cette dernière rejoigne le troupeau. Pour l’aider dans cette tâche, il peut compter sur le réseau des gestionnaires des clés identifié dans chaque bâtiment. Ce réseau « non qualifié » est avant tout motivé par l’action et joue le rôle de relais sur place. Cette présence est bien souvent rendue inutile car Roland est partout. Au bâtiment 15, au 21, 148, 51 ou encore au 23, Roland n’a pas joué au loto mais semble avoir la chance et le don d’ubiquité. Il se trouve toujours au bon moment au bon endroit. En contact quotidien avec les personnes, il vient de développer de nouveaux services : les petits travaux de peinture et de maintenance. Aux clés, il élargit la palette de ses compétences aux tiroirs coincés, placards endommagés ou encore stores défaillants. Un point commun : rendre service. Son nom d’intervention ZZCOG comme le Z de Zorro. Il ne lui manque plus que la cape et l’épée pour faire fuir les roublards qui oublient de lui remettre les clés en quittant l’entreprise.

Roland a la chance de pouvoir garder le sourire. Son activité lui réserve parfois d’amusantes surprises. Une année, le service communication a souhaité débarrasser un local technique pour y entreposer de la documentation. Au fond du local, derrière une armoire se trouvait un vieux coffre fort. Le sol avait été renforcé pour en soutenir le poids. Malheureusement après avoir bien cherché dans ses boites et armoires, Roland ne put retrouver la clé. Il dut se résoudre à faire intervenir ses experts pour forcer le coffre récalcitrant. Après quelques minutes d’effort, le réconfort ou presque. A l’intérieur du coffre une barre chocolatée Mars était posée sur l’étagère supérieure. A sa droite, un petit mot manuscrit : « Félicitations à celui qui a réussi à ouvrir le coffre. Ci-joint une récompense bien méritée ». Après enquête, Roland identifia l’auteur de la blague faite par un salarié parti en retraite quelques années plus tôt. Dommage pour le Mars, il était périmé. Cela faisait près de dix ans qu’il attendait sagement son sauveur. Roland a gardé le mot et raconte souvent cette anecdote. Il fait ainsi revivre le clin d’œil de ce salarié farceur en créant ainsi la « légende du coffre au Mars ».

Lorsque Roland parle de son poste, il met naturellement en avant son côté diversifié même s’il peut paraître de prime abord routinier. Après le contact avec les clients, ce qu’il chérit plus particulièrement c’est l’amour du travail bien fait. Roland est gestionnaire des clés pour le bien être des autres salariés. Il est engagé, généreux, spontané, toujours de bonne humeur.

Son trésor le plus précieux est son métier, la clé de son cœur.

Elisabeth FREUND-CAZAUBON

 



19/05/2011
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